top of page

Qu'est-ce que tu manges?

Dernière mise à jour : 25 févr.



C’était le 25 novembre, ma mère avait réservé une table chez St-Hubert pour son repas d’anniversaire qu’elle avait organisé elle-même. Sa fête n'était que dans quelques jours mais, comme elle tenait à avoir tout son monde, elle avait choisi de nous inviter pour le brunch du dimanche qui la précédait.


C’était plutôt inhabituel de nous convier ainsi car, d’ordinaire, nous la fêtions chacun de notre côté, individuellement. Ma sœur était à Toronto, mon frère dans Les Laurentides, moi à Montréal et puis bon, nous avions tous des vies d’adultes bien remplies qui rendaient les grandes réunions de famille plus difficiles à organiser. À l'exception, bien évidemment, de son 70ème anniversaire que nous avions célébré en grande pompe, comme il se devait.


Cette fois, pourtant, il n’y avait pas de chiffre magique qui justifiait de nous réunir ainsi. 73 ans, c’était un chiffre tout simple, voire même, banal. Mais qu’à cela ne tienne, si la matriarche avait envie d’avoir son petit monde avec elle, nous n’avions qu’à dire; ainsi soit-il.


Nous y étions donc; ma sœur, mon frère, son gendre, sa bru, ses petits-enfants et moi. Tous là, attablés pour célébrer son anniversaire devant notre quart cuisse ou poitrine avec salade de chou tantôt crémeuse et tantôt traditionnelle.


Nous avions la fourchette en l’air, la bouche ouverte prête à engloutir notre repas lorsqu’elle se racla la gorge et commença d’une voix assurée.

  • Bon, je vous ai réuni parce que je veux vous parler de mes dernières volontés. Comme je n’ai pas de testament, c’est important que vous sachiez ce que je veux.

  • Ce serait mieux que tu en fasses un maman, avait dit mon frère.

  • Oui vraiment, ce serait beaucoup plus simple, ai-je ajouté.

  • Oui je sais, mais pour le moment c’est comme ça.

  • Sens-tu ta mort maman? avait blagué ma sœur.

  • Non non, c’est juste que j’ai fait mes comptes, que j’ai parlé avec mes assurances et que, finalement, j’ai pris de grandes décisions en lien avec ça et, bon, comme elles vous concernent, c’est important que vous soyez au courant. Avait-elle répondu de ce ton ferme qui, nous le savions, ne tolérait aucune réplique.

Nous nous sommes donc tus et avons écouté la liste de ses requêtes tout en nous jetant des regards amusés. Ma mère, semblait-il, voulait encore tout gérer et ce, même une fois rendue dans l’au-delà.

  • Finalement, nous dit-elle, après avoir regardé mes finances, j’arrive au constat que je suis pauvre. Alors, pour que ma mort occasionne le moins de frais possible, j’ai décidé de donner mon corps à la science. De cette façon, vous n’aurez pas à vous occuper de mon incinération ni de rien d’autre d'ailleurs, ils s’en chargeront et comme ça, ça ne vous coûtera pas un sou.

  • Imaginez que la science n’en veuille pas, ce serait le pire des rejets non? L’affront suprême après sa mort.

Ma mère qui avait bien reconnu là l’humour noir de ma soeur, ne relèva pas et continua sans broncher.

  • Mais! Dit-elle de façon appuyée afin de mettre fin aux ricanements généralisés. Mais, avant qu’ils emmènent mon corps, je veux que vous preniez une mèche de mes cheveux. Vous irez l’enterrer avec une de mes robes préférée au pied d’un arbre dans le parc en face de chez nous…

  • Voyons maman! On a pas le droit de faire ça!

  • … Ou au pied de n’importe quel arbre. J’aimerais ça, je voudrais qu’il y est une partie de mon ADN, soit sous la terre, quelque part, avait-elle ajouté penaude.


Ainsi, la conversation morbide avait duré tout le repas, si bien que, lorsque qu’un dessert couvert de bougies arriva après le plat, nous étions tous surpris car nous avions pratiquement oublié le but premier de notre présence autour de cette table. Elle a donc soufflé les chandelles du gâteau qu’elle s’était elle-même commandé et l’atmosphère fût un peu plus festive pour le reste du dîner. Néanmoins, lorsque la fête fût terminée, nous nous sommes laissés avec une drôle d’impression; un mélange d’étonnement, d’incrédulité et d’amusement. Ce qui venait de se dérouler avait un je ne sais quoi de surréel.


Une semaine plus tard, lorsque j’appela ma mère comme je le faisais tous les jours, elle me dit qu’elle se sentait grippée et j’entendais d’ailleurs une petite toux sèche de temps à autre. Cela dit, il n’y avait là rien de bien inhabituel puisque ma mère avait déjà un diagnostic d'asthme et d’emphysème. Je ne l’ai donc pas retenue trop longtemps au bout du fil car je ne voulais pas provoquer sa toux davantage.

  • Prends soin de toi maman, du repos et beaucoup de liquide. On se parle demain?

  • Oui, appelle-moi avant d’aller faire tes courses pour tes patrons.


Le lendemain, avant de me rendre à l’épicerie pour le travail, tel que convenu, je l’ai appelé pour savoir si elle avait besoin de quelque chose. Mais j’ai eu son répondeur alors je lui ai laissé un message. J’ai fait les courses sans aucun retour d’appel.


Plus tard, n’ayant pas eu de ses nouvelles, je retéléphone, c’est encore son répondeur. Je lui laisse donc un deuxième message.

  • Elle avait peut-être un rendez-vous quelque part et elle a oublié de me le dire? Me disais-je en essayant de me rassurer. Je la rappellerai en fin d’après-midi.


À 18:30 dans l'autobus qui me ramenait à la maison j’ai tenté de la rejoindre de nouveau, mais en vain. À ce moment-là, franchement inquiète, j’ai décidé de me rendre directement chez elle avant de rentrer.


J’ai ouvert la porte avec ma clé. Tout semblait normal, mis à part son lit défait et une assiette d’un déjeuner non terminé qui traînait encore sur la table. Comme ce n’était pas dans ses habitudes de ne pas ranger avant de sortir, je me suis dit qu’elle avait dû partir rapidement.

  • Au moins je ne l’ai pas trouvée inconsciente chez-elle. Me suis-je dit à voix haute, un peu soulagée.

J’allais rentrer bredouille quand j’ai fait demi-tour. J’ai décidé d’aller sonner chez sa propriétaire qui demeurait en bas. Peut-être avait-elle vu ou entendu quelque chose?

  • Ta mère est partie en ambulance un peu avant midi, son asthme la dérangeait et elle avait de la difficulté à respirer.

  • Ils l’ont emmenée à quel hôpital?

  • Je ne sais pas, me répondit-elle désolée. Mais elle allait bien. Ajouta-t’elle comme pour se rattraper devant mon air contrarié, je lui ai parlé donc il n’y a pas d’inquiétude à avoir. Elle t’appelera sûrement plus tard.

  • D’accord, merci beaucoup! C’est ce que je vais faire, je vais attendre qu’elle m’appelle. Merci encore!

Mais j’étais beaucoup trop inquiète! Plus j’approchais de chez moi et plus il était clair que je ne resterais pas les bras croisés à attendre. Alors je me suis rapidement mise en mode “solution” tout en montant les marches de mon appartement.

Aussitôt arrivée, j’ai fait des sandwichs, vite faits bien faits, et je les ai donnés à mes deux jeunes ados en leur disant que je devais partir.

  • Je vais voir grand-maman, s’il y a quoique ce soit appelez moi sur mon cellulaire. Je ne devrais pas rentrer tard.

J’ai dévalé les trois étages de mon appartement et j'ai couru, presque, jusqu’à l’hôpital le plus près. Celui, selon moi, qui était le plus susceptible d’avoir été choisi par les ambulanciers. En chemin, j’ai appelé ma sœur pour tenir la fratrie au courant et lui dire que je rappellerais aussitôt que j’en saurais plus.

Moins d’une heure plus tard, j’étais à côté d’elle en salle d’observation. Tout allait bien. Elle était sous oxygène. Les médecins s’occupaient d’elle. Elle me souriait.

  • je n’ai pas eu le temps de t’appeler… l’ambulance est arrivée trop vite et comme ils m’ont mis en isolement… je ne pouvais plus le faire.

  • Pourquoi tu es en isolement?

  • Ils pensent que j’ai l’Influenza. Ils m’ont fait des prises de sang et on attend de savoir si c’est ça… Ils vont me garder jusqu’à demain, ça, c’est certain... Pour le reste, ça dépendra des résultats… j’imagine... Mais ça va... Merci d’être venue… J’avais peur que tu t'inquiètes. Me dit-elle, ses mots entrecoupés par une respiration difficile.

Je suis restée avec elle quelques minutes seulement. Elle était fatiguée, elle avait du mal à respirer et à parler. Je l’ai embrassée et je suis retournée à la maison, rassurée. J’ai rappelé ma sœur et je lui ai répété ce que ma mère m’avait dit, mot pour mot.

  • Donc, pour résumer, fausse alerte, lui ai-je dit avant de raccrocher, ce n’est que la grippe, elle sera donc remise sur pieds bientôt.

Le lendemain, ma mère m’a appelé pour me dire que, compte tenu que le résultat du test était positif et aux vues de sa condition pneumo/cardiaque, la décision avait été prise qu’elle serait transférée dans un hôpital plus spécialisé pour ce type de problèmes. Après ma journée de travail, je me suis donc rendu dans ses nouveaux quartiers. Son état semblait stable, similaire à la veille, sans amélioration ni détérioration. J’ai validé mes impressions avec les infirmières au poste garde qui m’ont aussi informée que, grâce aux multiples électrodes fichées un peu partout sur son torse, elles seraient averties au moindre changement. Je suis restée avec elle un bon moment, je lui ai caressé la tête jusqu’à ce qu’elle ferme les yeux et je suis partie.

Il était 22h00 quand je suis rentrée à la maison. Heureusement les enfants étaient avec leur deuxième mère. Malgré l’heure, j’ai quand même appelé la fratrie, je me suis fait un sandwich et hop! au lit...

Quatre heures plus tard, je me suis fait réveiller par mon cellulaire. C’était elle.

  • Peux-tu.. venir à l’hôpital ? me demanda-t-elle, la voix chevrotante.

  • Qu'est-ce qui se passe?

  • Ils… transférée… de lit. Je … suis plus…pause… monitoring… pas bien.

Je n’avais aucune envie de courir à l'hôpital par un froid 4 décembre à 2h00 du matin. Mais ce n’était vraiment pas dans ses habitudes de faire ce genre de demande alors j’ai sauté hors du lit et suis partie rapidement sans poser plus de question.

Quand je suis arrivée, j’ai trouvé ma mère sous un respirateur. Ses yeux étaient paniqués, elle avait peine à parler tant sa respiration était ardue.

  • Tu… es… ve…

  • Ne parle pas. Garde tes énergies pour respirer. Je suis là. Je vais rester avec toi.

  • Tu… Vas… Fatiguée... Demain…

  • Shhhhh. C’est pas grave. Je prendrai congé. Je vais rester là. Je vais être avec toi toute la nuit s’il le faut.

Elle a cligné des yeux et a tenté un sourire sous le masque.

Pendant les heures qui ont suivies, je lui ai tenu la main, la regardant chercher son air et respirant presque à sa place. Je réalisais, encore une fois dans ma vie, à quel point il est difficile de voir quelqu’un que l’on aime souffrir.

J’ai pris une pause vers 6h00 pour aller fumer une cigarette et appeler mon frère et ma sœur que je n’avais pas voulu alerter en pleine nuit. J’étais courbaturée, épuisée.

Mon frère allait prendre la route le plus vite possible et ma sœur suivrait plus tard, si c’était nécessaire, sinon, elle serait là le lendemain.

J’ai fini ma clope et je suis retournée à son chevet où j’ai transmis les mots de réconfort dont on m’avait chargés mais j’ai remarqué que ma mère ne me regardait plus. Ses yeux vitreux regardaient droit devant elle et elle ne réagissait plus à mon touché. J’ai sonné l'alarme.

Tout d'abord l’infirmière est arrivée et, presque nonchalamment, elle a pris sa pression. Mais aussitôt qu’elle a vu les chiffres monter, tout s’est passé très vite. elle a crié un code et, à peine 30 secondes plus tard, toute une équipe a accouru. Dans un temps record, ils ont tout débranché et sont partis avec le lit dans lequel ma mère gisait et, moi, je suis restée derrière pantelante, debout dans le coin de la chambre, mon manteau et mon sac à dos entre les bras.

J’ai fini par me rendre au poste de garde, les jambes chambranlantes pour savoir où ils l’avaient emmenée. Quelqu’un m’y a conduit, je devais avoir l’air trop perdue pour m’y rendre seule, sans doute.

Assise dans la salle d’attente qu’on m’avait montrée du doigt, je me suis mise à pleurer. Je pleurais de fatigue, d’inquiétude… De solitude aussi, je crois. Alors j’ai appelé ma sœur.

Lorsque mon frère est arrivé, j’étais encore en ligne avec elle. Je lui ai tendu mon cellulaire et je me suis effondrée dans ses bras.

Je n’ai plus aucun souvenir du reste de cette journée-là. Rien du tout.

Le lendemain matin, nous avons déjeuné ensemble. Cela devait bien faire plus de 10 ans que nous n'avions été que tous les trois autour d’une même table. Depuis que mon père est mort, sans doute. Nous devions organiser nos horaires pour les tours de garde. Maman était aux soins intensifs, elle avait une pneumonie et la montée de pression artérielle qu’elle avait subi l’avait mise dans une telle détresse cardiaque que les médecins avaient été contraint de la plonger dans un coma artificiel, le temps de pouvoir stabiliser son état. Ils ignoraient, à cette étape, combien de temps cela allait prendre.

Dix jours.

Dix jours à lui tenir la main, à lui brosser les cheveux, à lui chanter ses chansons préférées. Dix jours pendant lesquels ils ont tenté à deux reprises de la ramener parmi nous, dix jours pendant lesquels nous avons eu droit, aussi, à la rencontre familiale afin de décider des mesures extraordinaires à prendre en cas de défaillance cardiaque ou pulmonaire. Dix jours, bref, à nous préparer, un peu, à la perdre pour toujours.


Et puis le miracle s’est produit. À la troisième tentative , elle a pu respirer sans assistance et sortir du coma. Elle était faible bien sûr, un peu déroutée aussi, mais les médecins étaient optimistes et nous aussi, par le fait même.


Lorsque je suis allée la voir pour la première fois après son réveil, elle m’a pris la main.

  • Merci, me souffla-t-elle, sa voix complètement éteinte par la trop longue intubation.

  • Merci pour quoi?

  • Merci de m’avoir sauvé la vie. Si tu n’avais pas été là…

Je l’ai prise dans mes bras.

  • Ben voyons maman, c’était juste normal, lui ai-je dit à l’oreille, les yeux dans l’eau.


Quelques jours plus tard, elle est sortie des soins intensifs et nous avons fêté Noël avec elle, dans le salon des patients de l’hôpital. Ironiquement, tous réunis, ma sœur, mon frère, son gendre, sa bru, ses petits-enfants et moi. Tous là et sans même l’avoir fait exprès, devant nos boîtes de chez St-Hubert.


C’est ce jour-là que nous avons appris qu’elle sortirait de l’hôpital dès qu’une place se libérerait au centre de convalescence et malgré que cela était une très bonne nouvelle, ma mère, elle, ne semblait pas s’en réjouir. Elle avait peur et peu importait ce que nous lui disions, rien ne la rassurait.


Le matin du jour de l’an et ce, bien malgré elle, ma mère se vit forcée de déménager ses pénates au centre V.


Arrivée là-bas, elle était paniquée, déroutée. Je me disais que cela se placerait avec le temps, mais en fait, cela ne fit qu’empirer. J’avais peine à reconnaître la femme qui m’avait mis au monde. Elle avait du mal à saisir des informations pourtant simples, elle souffrait parfois de paranoïa et refusait même certains traitements. Ma mère qui était une femme intelligente, terre à terre et sensée, s'était soudainement mise en tête que le personnel de l’établissement complotait contre elle et voulait la tuer.

  • C’est normal, nous disaient son médecin, le coma est un traumatisme pour le corps comme pour le cerveau. Chez une personne plus âgée, son impact peut être plus important que sur une personne plus jeune et, dans ces cas-là, il arrive que les facultés cognitives soient altérées.

  • Ah. Et ça se corrige docteur?

  • Parfois oui mais rarement complètement, et parfois non, le temps nous dira.


Les jours passèrent et ma mère continuait de refuser la médication telle que prescrite par le médecin du centre V. Nous avons été contraints de la menacer d’être placée sous tutelle si elle continuait à s’obstiner. Devant cette éventualité, elle s’est finalement résignée à accepter ses traitements.


Je passais toutes mes soirées avec elle et elle m’appelait plusieurs fois par jour pour des riens. Je terminais le boulot vers 18h00 et je prenais le bus pour aller la rejoindre. En chemin, je m’arrêtais pour lui acheter des trucs qu’elle m'avait demandés et j'arrivais au centre vers 19h ou je la trouvais immanquablement devant sa porte dans son fauteuil roulant, m’attendant impatiemment. Dès que j’arrivais, J’ouvrais mon sac de course devant ses yeux fébriles et excités de regarder mes achats. Elle ressemblait à une enfant qui regardait ses cadeaux en dessous du sapin de Noël.


Après avoir vérifié mes achats, après avoir examiné ses bas, crayons, cahiers, bonbons et magazines, elle m’indiquait où ranger ses étrennes. Puis, dans un élan soudain et comme si ce petit rituel avait pris assez de son précieux temps, elle prenait sa fausse cigarette électrique et du bout du nez me montrait son manteau accroché au mur me faisant ainsi comprendre qu’elle voulait sortir. Je l’aidais à enfiler ses vêtements chauds, j'enveloppais ses jambes d’une couverture épaisse et nous sortions dans le jardin gelé.


Malgré la neige et certains endroits glacés, nous allions un peu plus loin que les autres résidents fumeurs. Ma mère avait son petit coin préféré, loin des autres.


  • De cette façon, on n'est pas obliger de leur parler, me disait-elle.

Nous nous installions à l’abri du vent derrière un petit muret face à la fontaine dont on ne voyait plus qu'une forme vague ensevelie sous la neige. Elle prenait alors sa fausse cigarette et, cérémonieusement, elle tirait lentement sur le gros bâton de métal blanc jusqu’à ce que le bout s’illumine d’un rouge vif. Elle fermait les yeux, comme en extase puis, elle expirait lentement en regardant la boucane qui sortait de sa bouche, charmée par ce trucage électrique.

  • Tu ne t'allumes pas de cigarette? m'avait-elle demandé un jour où je ne l'avais pas fait.

  • Non, j'en ai fumé une en sortant du bus.

  • Ah… avait-elle dit, déçue. Puis, elle s’était reprise et avait ajouté sur un ton directif, Allume-t’en une quand même, l’odeur, m’aide à croire que je fume pour de vrai.

Je m’étais donc exécuté même si je n’en avais aucune envie à ce moment-là.


Ma mère m’avait confié le premier soir où nous étions sorties qu’elle était convaincue que si Dieu l'avait sortie des griffes de la mort, ce n’était pas pour rien. Elle était miraculée. Dieu lui avait accordé un sursis et elle était convaincue que c’était parce qu’elle devait écrire ses mémoires. Alors je ne sais pas si c’est parce qu’elle voulait que je prenne des notes ou si c’était parce qu’elle voulait se les rappeler avant de les écrire mais, tous les soirs, elle me racontait une tranche de sa vie. Très souvent, je la connaissais déjà mais elle me la racontait quand même en ajoutant cette fois quelques nouveaux éléments ici et là. Détails inconnus ou carrément faux? je ne l’ai jamais su. J’aimais bien l’entendre se raconter avec sa voix chuchotante, avec de temps à autres ce petit rire un peu faux que je ne lui connaissais pas, et prenant même parfois des airs de grande star..


Et moi, je l'écoutais, silencieuse.

  • Bon! ça suffit, j’ai froid. Me disait-elle après ma deuxième cigarette. On rentre.

Nous remontions à sa chambre, je la découvrais et l’installais confortablement devant la télé que nous regardions ensemble sans se parler.

  • Maman… Je vais devoir penser à y aller moi.

  • Mais il est 9h00!

  • Oui, justement, je travaille demain, je dois me rendre à la maison et je n’ai pas souper encore.

  • Tu devrais t'apporter un lunch la prochaine fois. Comme ça tu pourrais rester plus longtemps, me répétait-elle souvent.

  • Oui oui, je verrai ça. Alors, dis-moi ce que tu aimerais que je t'apporte demain? lui demandais-je pour faire diversion.

Je prenais alors en note la liste de ces divers besoins dans le calepin qu’elle m’avait fait acheter pour cet usage précis, puis, je l’embrassais sur le front avant de partir dans le froid. Il m’arrivait parfois de marcher jusqu’à la maison. Cela me permettait d’appeler mon frère ou ma sœur pour leur donner des nouvelles et, ça me permettait, aussi, de décompresser . Le lendemain, je le savais déjà, tout ce petit manège allait recommencer.


Un soir, alors que nous revenions de notre sortie dans le jardin, je lui ai fait la surprise de sortir de mon sac un plat pour emporter que je m'étais prise sur le chemin. Elle regardait le plat dans mes mains, interrogative. Puis, lorsqu’elle comprit que j’avais décidé de manger en sa compagnie, elle se mit à taper ses mains l’une contre l’autre avec un sourir de gamine. Ses yeux brillaient de joie et de gratitude.

  • Oh t’es fine!! Me cria-t-elle, pourtant aphone.

J’ai placé la petite table d’appoint sur roulette entre elle et moi et j’ai déposé mon plat en styromousse dessus. Pendant que je cherchais mes ustensiles en plastique, ma mère humait le contenant devant elle, intriguée.


Même si un parfum prononcé émanait déjà du contenant, ce n’est que lorsque j’ai soulevé le couvercle que les effluves d’ail, de cannelle, de gingembre et sumac remplirent nos narines.

  • Qu'est-ce que tu manges?

  • C’est du Shish Taouk. Tu n’en as jamais mangé?

  • Non??!!

  • Jamais?!? Je ne t’ai jamais emmené manger du libanais?

  • Non!

Alors je lui ai tendu ma fourchette pour qu’elle goûte. Elle prit d’abord un morceau de poulet mariné puis elle en prit une deuxième mais en ajoutant de l’humus, puis avec la sauce blanche.

  • Hmm! Ça ressemble à de la tzatziki ça.

  • Oui, un peu. Ça s’appelle de la toum. Une sauce montée à partir de la purée d’ail. Tu aimes?

  • Oh oui!

Elle goûta aussi la salade puis découvrit le riz au curcuma puis, finalement les patates à l’ail qu’elle dégusta avec la toum. Et, finalement, elle dévora la moitié de mon plat avant de me rendre ma fourchette de plastique.

  • La prochaine fois que tu viens, j’aimerais que tu m’en apportes! Me dit-elle en se léchant les lèvres. Je veux un plat tout pour moi.

  • Tu aimerais manger ça demain?

Elle regarda au plafond en réfléchissant.

  • Hmm… Non pas demain, c’est du spaghetti . Mais après-demain, oui!


Tel que promis je lui ai apporté son plat de Shish Taouk qu’elle mangea avec appétit et bonheur. Et puis quelques fois encore, surtout quand elle n'aimait pas le menu du centre de convalescence.


Lentement, maman prenait du mieux, même si ce n’était qu’à pas de tortue. Les deux semaines où elle avait refusé de prendre la médication prescrite avaient ralenti sa guérison et sa saturation n’était toujours pas stable. Sa voix non plus n’était pas revenue, elle parlait toujours en chuchotant n’ayant plus qu’un filet de voix. Le médecin qui la suivait lui prescrivit des tests pour ses cordes vocales ainsi que pour ses poumons. Elle commença aussi à voir une physiothérapeute et une psychologue, ce qui était deux excellentes nouvelles.


Nous commencions enfin à voir la lumière au bout du tunnel et j'ai pu ralentir mes visites au centre, je n’y allais maintenant qu'un jour sur deux.


Donc, début février elle passa des radiographies à l'hôpital. Ces dernières montraient des taches sur ses poumons qui, à ce stade, devaient sans doute n'être que les cicatrices laissées par la pneumonie. D’autres tests avaient tout de même été demandés afin de valider cette hypothèse. Pour les cordes vocales, il y avait quelques anomalies mais nous attendions les résultats d’analyse faite sur des prélèvements dans sa gorge. De notre côté, nous préférions ne pas commencer à nous inquiéter avant d'avoir des conclusions claires de la part des médecins, mais il en allait différemment pour ma mère qui était revenue au centre plus anxieuse que jamais.


Le lundi je suis allée la voir, elle avait le souffle court, sa respiration était difficile et sa saturation, basse. Le personnel semblait penser que c’était dû au déplacement et au stress. Nous étions plutôt d'accord. Néanmoins, sa médication fut ajustée et elle était calme et respirait mieux lorsque je suis partie. Le lendemain, je l’ai appelé pour prendre des ses nouvelles et elle m’a raconté sa rencontre avec la physiothérapeuthe. Elle me disait qu’une visite de son appartement était en train de se planifier afin d’évaluer ses chances de pouvoir y retourner.


Ce soir-là, je n’allais pas la voir. C’est ma sœur qui passait du temps avec elle au téléphone. Je me suis couchée tôt, l’esprit tranquille après avoir eu de ses nouvelles par le biais de R.


À 5h16 du matin mon cellulaire me réveilla. Je répondis.

  • Madame Marie-Josée Riendeau?

  • Oui?

  • Bonjour, je suis le Dr Untel d’urgence santé. Nous avons reçu un appel du centre V à 4h25 cette nuit concernant l’état de votre mère, Mme L. D. qui, selon les infirmières de garde, était en détresse respiratoire. Mon équipe et moi sommes arrivés sur les lieux à 4h43. Malheureusement nous n’avons rien pu faire. Je suis désolé Mme Riendeau de vous apprendre que votre mère est décédée.

Je ne pleurais pas, je tremblais. Je regardais droit devant moi, assise sur le bord de mon lit, le téléphone dans ma main, sur les genoux.

  • Madame Riendeau!?!

  • Madame Riendeau? Vous êtes là?

J'ai repris le téléphone.

  • Oui…

  • Je suis désolé, répéta-t-il, votre mère voulait faire don de ses organes, il y a des décisions à prendre…

  • Je dois parler à mon frère et à ma sœur…

  • Oui je comprends, mais pour les yeux, nous n’avons que quelques heures...


À 8h00, j’arrivais au centre, l’infirmière qui m’avait accueillie m’expliqua que, comme il n’y avait pas de morgue sur les lieux, il avait mis ma mère dans une pièce vide dont ils avaient ouvert toutes les fenêtres pour garder le corps au frais. Elle me laissa devant une porte close.

  • Allez-y quand vous vous sentez prête. L’équipe de prélèvement pour les yeux ne sera pas ici avant une bonne heure alors prenez le temps qu’il vous faut.

J’ai posé ma main sur la poignée. J’ai pris une grande respiration, les yeux fermés. J’ai ouvert la porte et je me suis approchée de ma mère. De son enveloppe en fait, parce que, ma mère, elle n’était plus là. Parce que, elle, ma mère, elle ne serait plus jamais là. Je regardais son visage figé et sans vie ou l’on pouvait voir les marques laissées par son dernier combat. Et là, dans cette pièce froide comme la mort, j’ai finalement pleuré.


J'ai laissé le chagrin s'écouler sur mon visage autant qu'il en avait besoin. Puis, quand je pus reprendre une respiration régulière et sans soubresauts, je me suis enfin sentie prête à lui dire adieu.

  • Tu vas me manquer maman, ai-je dis tout haut en lui coupant une mèche de cheveux. Je t'aime.


C’était le 6 février 2013.


Ça fait 10 ans maintenant qu’elle est partie dans la nuit et sans attendre personne. Elle s'est éteinte à l'âge de 73 ans, un âge pas si banal que ça, finalement, puisque ce fut son dernier.


La science, tel que ma sœur l’avait prédit, ne voulut pas du corps de ma mère. Ils n’ont pris que ses yeux noisette. J’ai longtemps imaginé, ou voulu croire du moins, que quelqu’un, quelque part avait son regard… Ça m’aurait plu. J’aurai aimé le croiser.


Brillerait-il encore à la vue d’un plat de Shish Taouk?


Maintenant, vous l’aurez deviné, la recette de ce blog,





42 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout

Comments


bottom of page